Paru sur Lemonde.fr du 03.04.2007
Le 26 mars, le président Bush a reçu les dirigeants des trois principaux
constructeurs automobiles américains - General Motors, Ford et Chrysler
- afin de coordonner l'objectif fixé par son administration en janvier
(réduire de 20 % la consommation d'essence du pays) avec les projets
des industriels. Ceux-ci se sont engagés à rendre d'ici à 2012 la
moitié de leurs nouvelles automobiles aptes à rouler au biocarburant,
ou avec un mélange intégrant 85 % d'éthanol. Les Etats-Unis connaissent
aujourd'hui une véritable ruée sur ce produit : alors que l'on comptait
54 distilleries en 2000, 107 étaient, au 1er décembre 2006, en fonctionnement et 57 autres en construction ou en extension.
Après que, le 15 février, la Commission de Bruxelles a fixé pour
l'Union européenne (UE) un objectif de 10 % de consommation de
carburant issu de la biomasse pour 2020, les perspectives sont tout
aussi intéressantes en Europe pour la filière biodiesel. Les
biocarburants présentent un triple avantage, explique Philippe
Tillous-Borde, directeur général de Sofiproteol, acteur majeur de la
filière biodiesel française : ils émettent moins de CO2 que
l'essence et le gasoil ; ils limitent la dépendance énergétique
vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, politiquement incertains ;
ils constituent un nouveau débouché pour les agriculteurs.
"Le poids des lobbies"
La multiplication, de cinq à sept fois selon les scénarios de l'Agence
internationale de l'énergie (AIE), de la production mondiale de
"carburants verts" attendue d'ici à 2030, devrait bouleverser
l'économie des productions et des échanges agricoles et énergétiques
mondiaux dans les dix à quinze prochaines années. La cartographie de
cette "nouvelle économie agricole", pour reprendre l'expression
de l'agronome Michel Griffon, est loin d'être fixée. La compétitivité
de chaque filière (maïs, canne à sucre, colza etc.) et donc de chaque
région du monde dépend à la fois de son rendement énergétique - qui
doit être supérieur à l'énergie consommée pour produire, transporter,
etc. -, de ses coûts de production, de la capacité de ses acteurs à
profiter - ou à se protéger - de la concurrence mondiale et du prix du
pétrole. Des récentes études de l'Institut national de la recherche
agronomique (INRA) ont montré que la plupart des biocarburants
existants ne sont compétitifs, sans subventions, qu'au-delà de 80
dollars le baril de pétrole. Distilleurs et agriculteurs proposent
d'autres calculs. "En la matière, le poids des lobbies est tel qu'il est quasi impossible d'obtenir des données fiables",
note avec amertume un chercheur. L'INRA, pour ne pas froisser sa
tutelle, le ministère de l'agriculture, a ainsi renoncé à communiquer
publiquement sur ces sujets.
Une étude de la Federal Reserve Bank of Kansas City, l'une des douze
composantes de la Fed, la banque centrale américaine, met aussi en
garde contre l'espoir démesuré des "farmers" du Middle-West. Au fur et
à mesure que les distilleries grandissent et se multiplient, les
investissements deviennent si lourds que leur propriété passe des mains
des coopératives (100 % de la production en 1999) à celles des
compagnies pétrolières, jusqu'à ne détenir que 10 % de la production en
2006. Les agriculteurs, même regroupés, ne sont pas non plus en mesure
de supporter les fortes variations des cours de l'éthanol, liés à ceux
du pétrole. La concentration de la production dans les zones agricoles
pose aussi des problèmes de transport : l'éthanol ne passe pas dans les
oléoducs, il faut l'acheminer par rail et par route jusqu'aux
raffineries de pétrole.
Celles-ci étant situées dans les ports, près des terminaux pétroliers,
les majors du pétrole peuvent être tentées d'importer l'éthanol des
pays du Sud, dont l'agriculture est plus compétitive. "Toute la question est de savoir comment va se répartir la rente des biocarburants", observe au final Vincent Gitz, chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (Cired).
Le commerce de l'éthanol - plus facilement
transportable que le biodiesel - est déjà un enjeu des négociations
commerciales internationales : les Etats-Unis, l'UE, le Brésil, la
Chine, l'Inde et l'Afrique du Sud ont ouvert, le 2 mars, des
discussions sur ce sujet dans le cadre des Nations unies. "Il y a un énorme non-dit dans tout cela, remarque Michel Colombier, chercheur à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), on
nous affirme qu'il y a adéquation entre la politique énergétique et la
politique agricole, alors que la préoccupation énergétique pousserait à
importer massivement, et que la politique agricole consiste à protéger
notre agriculture de la concurrence mondiale sur ces nouveaux
débouchés." Avant de se ruer sur les biocarburants de première
génération, aux rendements et à la compétitivité incertains, ne
faudrait-il pas s'interroger sur le choix des filières à développer, et
sur le rythme de leur croissance ? Mais pour M. Tillous-Borde, "on
en est encore au b.a.-ba pour la deuxième génération, il reste à
franchir d'énormes seuils technologiques : rien ne se passera avant au
moins dix ans. Et l'on ne peut pas attendre".